âSteakâ, âbaconâ, âescalopeâ⊠peut-on utiliser ces dĂ©nominations pour dĂ©signer des produits dâorigine vĂ©gĂ©tale ? Entre dĂ©crets et dĂ©cisions du Conseil dâEtat, cela fait maintenant deux ans que le lĂ©gislateur et les juges se prĂ©occupent de cette question, sans quâune rĂ©ponse claire nâĂ©merge.
Nous revenons sur cette sĂ©rie qui se joue (pour lâinstant) en quatre Ă©pisodes.
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Episode 1 : Le premier décret
â Rappel
Lâarticle L. 412-10 du code de la consommation, crĂ©Ă© en 2020, prĂ©voit que les dĂ©nominations utilisĂ©es pour dĂ©signer des denrĂ©es alimentaires d'origine animale ne peuvent pas ĂȘtre utilisĂ©es pour dĂ©crire, commercialiser ou promouvoir des denrĂ©es alimentaires comportant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales.
Il prĂ©voit Ă©galement quâun dĂ©cret devra venir fixer la part de protĂ©ines vĂ©gĂ©tales au-delĂ de laquelle cette dĂ©nomination n'est pas possible, dĂ©finir les modalitĂ©s d'application de cette interdiction ainsi que les sanctions en cas de manquement.
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En juin 2022, un premier dĂ©cret a donc Ă©tĂ© adoptĂ© afin dâencadrer lâutilisation de certaines dĂ©nominations pour dĂ©crire, commercialiser ou promouvoir des denrĂ©es contenant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales.
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Que prévoyait le décret de 2022 ?
Il prĂ©cisait quâil Ă©tait interdit dâutiliser, pour dĂ©signer un produit transformĂ© contenant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales :
- Une dénomination légale pour laquelle aucun ajout de protéines végétales n'est prévu par les rÚgles définissant la composition de la denrée alimentaire concernée ;
- Une dénomination faisant référence aux noms des espÚces et groupes d'espÚces animales, à la morphologie ou à l'anatomie animale ;
- Une dénomination utilisant la terminologie spécifique de la boucherie, de la charcuterie ou de la poissonnerie ;
- Une dénomination d'une denrée alimentaire d'origine animale représentative des usages commerciaux.
Cependant, il soulignait que certains termes pouvaient encore ĂȘtre utilisĂ©s pour dĂ©signer des denrĂ©es alimentaires d'origine animale qui contiendraient des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales, dĂšs lors que la proportion de protĂ©ines vĂ©gĂ©tales ne dĂ©passait pas un certain pourcentage (celui-ci Ă©tant fixĂ© en annexe).
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Episode 2 : Lâintervention du Conseil dâEtat sur ce dĂ©cret
La rĂ©ponse du Conseil dâEtat en tant que juge de lâurgence
Le deuxiĂšme Ă©pisode sâest jouĂ© devant le Conseil dâEtat. En juin 2022, il sâest dâabord prononcĂ© sur ce dĂ©cret en tant que juge du rĂ©fĂ©rĂ© (autrement appelĂ© juge de lâurgence). Cet Ă©pisode a dĂ©butĂ© avec la demande de suspension du dĂ©cret par l'association ProtĂ©ines France.
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Ses arguments Ă©taient, entre autres, les suivants :
đ LâentrĂ©e en vigueur du dĂ©cret le 1er octobre 2022, soit environ quatre mois aprĂšs sa publication, ne permettrait pas aux entreprises de modifier Ă temps les dĂ©nominations de leurs produits
đ« Lâinterdiction dâutiliser la terminologie âspĂ©cifique de la boucherie, de la charcuterie ou de la poissonnerie " et la "dĂ©nomination d'une denrĂ©e alimentaire d'origine animale reprĂ©sentative des usages commerciauxâ serait trop vague : les termes visĂ©s par cette interdiction auraient du ĂȘtre explicitement prĂ©cisĂ©s
đȘđș Le dĂ©cret mĂ©connaĂźtrait certaines dispositions du rĂšglement europĂ©en relatif Ă lâinformation des consommateurs sur les denrĂ©es alimentaires car il fixe des interdictions qui ne sont pas justifiĂ©es par l'objectif d'information du consommateur, alors que ce point doit ĂȘtre regardĂ© comme expressĂ©ment harmonisĂ©.
Estimant que les conditions dâurgence et de doute sĂ©rieux sur la lĂ©galitĂ© du texte Ă©taient bien remplies, le Conseil dâEtat a ordonnĂ© la suspension partielle du dĂ©cret en juillet 2022.
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Qu'est-ce qu'un référé ?
Le rĂ©fĂ©rĂ© est une procĂ©dure dâurgence qui permet au juge de faire cesser un trouble ou prĂ©venir un dommage imminent en adoptant certaines mesures provisoires (comme la suspension dâune dĂ©cision). Le rĂ©fĂ©rĂ© se distingue donc du jugement au fond, oĂč le juge peut prescrire des mesures dĂ©finitives (comme lâannulation dâune dĂ©cision). Pour pouvoir formuler une demande de suspension devant le juge du rĂ©fĂ©rĂ©, le requĂ©rant devra :
- âAvoir dĂ©posĂ© prĂ©alablement une demande dâannulation de la dĂ©cision devant le juge du fond
- DĂ©montrer le caractĂšre urgent de sa demander
- DĂ©montrer quâil y a un doute sĂ©rieux sur la lĂ©galitĂ© de la dĂ©cision quâil conteste
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La rĂ©ponse du Conseil dâEtat en tant que juge du fond
AprĂšs que la suspension ait Ă©tĂ© prononcĂ©e, des requĂ©rants ont demandĂ© lâannulation du dĂ©cret devant le Conseil dâEtat, qui sâest prononcĂ© en juillet 2023.
Il a choisi de poser deux questions prĂ©judicielles Ă la Cour de justice de lâUnion europĂ©enne (CJUE) sur lâinterprĂ©tation de deux dispositions du rĂšglement 1169/2021, et de surseoir Ă statuer jusquâĂ ce quâelle y ait rĂ©pondu.
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Episode 3 : Deux ans plus tard, un second décret
Le 27 février dernier, un nouveau décret a été publié.
Bien quâil abroge celui de 2022, il a le mĂȘme objet : encadrer l'utilisation des dĂ©nominations dĂ©signant des produits d'origine animale pour dĂ©crire, commercialiser ou promouvoir des denrĂ©es contenant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales.
Il reprend globalement les mĂȘmes termes que le prĂ©cĂ©dent dĂ©cret, en prĂ©cisant notamment les dĂ©nominations qui sont autorisĂ©es pour dĂ©signer des denrĂ©es alimentaires d'origine animale contenant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales, et le pourcentage maximal de protĂ©ines vĂ©gĂ©tales que celles-ci peuvent contenir avant que la dĂ©nomination ne soit interdite.
Cependant, cette fois-ci, le texte prĂ©cise explicitement la liste exacte des vingt-et-un termes dont lâutilisation est interdite pour la dĂ©signation de denrĂ©es alimentaires comportant des protĂ©ines vĂ©gĂ©tales : filet, rumsteck, entrecĂŽte, escalope, jambon, âŠ
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Episode 4 : La seconde intervention du Conseil dâEtat
Marquant le coup dâenvoi dâun quatriĂšme Ă©pisode, six sociĂ©tĂ©s ont demandĂ© au Conseil dâEtat de suspendre lâexĂ©cution de ce nouveau dĂ©cret.
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Les arguments avancés sont, notamment, les suivants :
- LâentrĂ©e en vigueur du dĂ©cret interviendrait trop rapidement pour permettre d'adapter les stratĂ©gies, modifier les marques, les dĂ©nominations, les emballages et la communication
- Il existerait un doute sérieux sur la légalité du décret
- Il nâexisterait pas de risque de confusion pour les consommateurs qui pourrait justifier une intervention de lâEtat
- Le dĂ©cret mĂ©connaĂźtrait le droit de lâUnion europĂ©enne
- Lâadoption du dĂ©cret mĂ©connaĂźtrait lâobligation de coopĂ©ration loyale avec la Cour de justice de l'Union europĂ©enne dans le cadre de la procĂ©dure prĂ©judicielle engagĂ©e
Face Ă ces arguments, le Conseil dâEtat a suspendu lâexĂ©cution du dĂ©cret.
Il a notamment estimĂ© que la condition dâurgence Ă©tait satisfaite puisque le texte imposerait Ă certaines entreprises de modifier dĂšs le 1er mai prochain la dĂ©nomination de certains produits, parfois utilisĂ©es de longue date, installĂ©es dans l'esprit des consommateurs, figurant sur les cartes des restaurateurs utilisant ces produits, et reprĂ©sentant pour certaines l'essentiel de leur chiffre d'affaires -  alors mĂȘme que les concurrents dont les produits sont fabriquĂ©s dans d'autres Etats membres pourraient continuer Ă utiliser de telles dĂ©nominations.
Par ailleurs, le Conseil dâEtat a encore une fois considĂ©rĂ© quâil existait un doute sĂ©rieux sur la lĂ©galitĂ© du dĂ©cret, notamment en ce qui concerne la question de la mĂ©connaissance du droit de lâUnion europĂ©enne.
Ce qui est certain, câest que la sĂ©rie est loin dâĂȘtre finie. A quand le prochain Ă©pisode ? Il faudra certainement attendre que la CJUE se prononce sur les questions prĂ©judicielles qui lui ont Ă©tĂ© soumises en 2022.
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Sources :
Conseil dâEtat, n°465844, juge des rĂ©fĂ©rĂ©s, 27 juillet 2022
Conseil dâEtat, n°465835, 9Ăšme - 10Ăšme chambres rĂ©unies, 12 juillet 2023
DĂ©cret n° 2024-144 du 26 fĂ©vrier 2024 relatif Ă l'utilisation de certaines dĂ©nominations employĂ©es pour dĂ©signer des denrĂ©es comportant des protĂ©ines vĂ©gĂ©talesConseil dâEtat, n°492844, juge des rĂ©fĂ©rĂ©s, 10 avril 2024